Sur sa terrasse, en plein soleil d’été, Elsa Gribinski comporte encore sa part d’ombre. De son inquiétante étrangeté, sa profonde réflexion à chaque question, mais aussi sa générosité et sa voix inimitable, elle explore sans faux-semblant son parcours d’éditrice, d’anthologiste, de traductrice et d’auteure, un parcours qui n’a jamais coupé le lien avec le sens profond de la lecture et un goût prononcé pour les mots des autres.

 

Propos recueillis par Romuald Giulivo

 

Quel est ton premier souvenir de lecture ?

Elsa Gribinski : J’ai commencé par lire énormément de bandes dessinées. J’ai même surtout relu, plusieurs fois par semaine les mêmes vieux Tintin, les mêmes Lucky Luke. Puis Adèle Blanc-Sec de Tardi. Je me souviens que mon père, que nous ne voyions que le week-end avec ma sœur, Mélanie¹, nous avait ouvert un compte à la librairie du Divan, dans Saint-Germain-des-Prés, pour que nous puissions nous acheter un livre avant d’arriver chez lui. Nous passions longtemps dans le sous-sol à lire des BD, quand nous en avions lu quatre ou cinq, il était moins frustrant de n’en acheter qu’une seule. Après, étrangement, je suis passée tout de suite à la littérature adulte. J’ai grandi dans un environnement où il y avait des livres et des bibliothèques, et je suis allée vers les ouvrages selon des rencontres de hasard. D’abord, vers 10 ans, Dostoïevski et Zola. Je ne comprenais pas tout, mais cela n’avait aucune importance, ce qui était important c’était le voyage de la langue, de l’histoire, et le fait d’être emportée ailleurs. J’avais cette sensation d’être là, dans une pièce où il y avait par exemple des conversations, mais aussi de ne pas être là, d’être très loin.

D’avoir eu très tôt une culture de la littérature classique, ton rapport aux lectures prescrites par le cadre scolaire était-il, contrairement à beaucoup d’autres jeunes, plutôt pacifié ?

E.G. : Oui. Même si, pour le coup, ce n’était pas des lectures qui m’emmenaient ailleurs. Ne serait-ce que parce qu’elles étaient prescrites. Par pure opposition de principe et parce que justement une lecture ne se prescrit pas. Mais ce n’était pas non plus très grave, parallèlement, je continuais de découvrir l littérature étrangère : Bradbury, Edgar Allan Poe, Orwell…

D’où provenaient sinon tes lectures personnelles à l’époque ?

E.G. : De la bibliothèque familiale. Mon beau-père ou mon père m’en sortaient de temps en temps des livres. C’était aussi une invitation à aller y piocher par moi-même. Ce que je faisais, par exemple avec le polar. Mais j’ai aussi énormément relu les mêmes livres. Sûrement pour retrouver les sensations de la première fois, redoubler le plaisir des livres qui ont compté. Longtemps, le fait d’aimer relire, de penser à tous ces autres livres que je ne pourrais jamais ouvrir a été quelque chose de pesant. Mais ça ne l’est plus du tout. Peut-être parce que, notamment avec les anthologies sur lesquelles je travaille, j’en ai fait une part de mes activités. J’aime revenir sur les choses, les redécouvrir, les explorer d’autres manières. Déjà très tôt, durant mes études de lettres modernes et de russe, j’ai par exemple étudié la répétition et la variation dans l’œuvre de Dostoïevski.

Ces études, et plus tard tes activités d’éditrice, ont-ils gâché ce plaisir un peu profane de lectrice ?

E.G. :  C’est une autre lecture. J’ai adoré les études de lettres, j’ai adoré la théorie littéraire, les structuralistes, la nouvelle critique… Mais je n’ai effectivement plus jamais retrouvé le plaisir, les sensations de cette lecture adolescente, cette lecture parfois complètement flottante. Le pire, en vérité, a été l’édition telle que je l’ai pratiquée. J’y ai beaucoup saturé. J’ai beaucoup lu et relu de mauvaises choses pour les faire aboutir à des livres acceptables. C’est atroce et ce n’est pas pour rien que j’ai arrêté. C’est un métier extrêmement chronophage, où l’on ne choisit plus notamment ses lectures. J’y ai perdu énormément de ma capacité à me concentrer ou à m’échapper par l’écrit.

Comment est venue ton envie d’entrer dans l’écrit par une activité d’anthologiste ?

E.G. : Je ne sais pas comment viennent et se font les choses. En vérité, c’est seulement aujourd’hui, quelques années après Le Goût des femmes, la première anthologie sur laquelle j’ai travaillé, que je m’aperçois peut-être d’une certaine cohérence dans mon parcours. Que ce soient les ateliers à la Manufacture atlantique et la création à suivre, mes textes sur les lieux bordelais pour un livre de coloriage à paraître chez Mollat – que je cosigne avec l’artiste Andrea Posani –, ou même par exemple un ancien travail universitaire sur le seuil chez Dostoïevski, il me semble ressortir de tout ça une interrogation récurrente sur les lieux dans l’écrit ou sur la littérature comme lieu. Et aussi, souvent, mon inclination à écrire avant tout avec, ou plutôt entre les mots des autres. Ce n’est ainsi peut-être pas un hasard si j’ai traduit du russe pendant un temps. Et si je me tourne aujourd’hui pour la deuxième fois vers le théâtre.

 Comment est venue ton envie d’entrer dans l’écrit par une activité d’anthologiste ?

E.G. : Cela a été longtemps le sentiment de n’avoir aucune légitimité à l’écriture. C’est peut-être pour cela que j’ai d’abord choisi d’être éditrice. Et puis il y a des moments où l’on fait rupture dans la vie, et on y construit des choses. De toute façon, on écrit toujours avec les mots des autres. Car on écrit parce qu’on a lu. Car le langage est un lieu commun. Les mots ne vous appartiennent pas.

———- ¹Mélanie Gribinski, aujourd’hui photographe

crédit photo : MP

Diplômée de lettres et de traduction littéraire, Elsa Gribinski découvre l’édition par les archives (Gallimard), traduit du russe (Michel Ossorguine) puis y renonce, publie de la littérature contemporaine (Grasset) puis y renonce, se met à écrire en préférant ne pas, si ce n’est avec les voix des autres.

Elsa Gribinski nous a très gentiment ouvert sa bibliothèque : à vous d’y dénicher des envies de lecture !

Bibliographie sélective de Elsa Gribinski :

Vergniaud, de la tribune à l’échafaud, Mollat

Le Goût des femmes, Mercure de France

Le Goût des mots, Mercure de France

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